Un nouveau dimanche poétique grâce à Celsmoon.
Parce que c'était lui...
Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes
s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes.
Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant: «Parce que c’était lui, parce que c’était moi.»
Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire
particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l’un de
l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première
rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre.
Il écrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer,
et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits, et lui de quelques années de plus), elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et
régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une
spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille: c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la
sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût
propre, ni qui fût ou sien, ou mien.
L’ancien Menander disait celui-là heureux, qui
avait pu rencontrer seulement l’ombre d’un ami: il avait certes raison de le dire, même s’il en avait testé. Car à la verité si je compare tout le reste de ma vie, quoiqu’avec la grâce de Dieu je
l’aie passée douce, aisée et, sauf la perte d’un tel ami, exempte d’affliction pesante, pleine de tranquillité d’esprit, ayant pris en paiement mes commodités naturelles et originelles sans en
rechercher d’autres; si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu’il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit
obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant; et les plaisirs même qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa
perte.
Essais, livre Ier,
chapitre XXVII. Montaigne
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